UNE BATAILLE APRES L'AUTRE
- Imanos Santos

- 31 oct.
- 10 min de lecture
UNE BATAILLE APRES L'AUTRE
Le chaos maîtrisé de Paul Thomas Anderson
Par Imanos Santos
Bancal. Furieux. Chaplinesque
La robe de chambre flotte dans le vent californien. Bob Ferguson n'a rien d'un héros. Il empeste l'alcool, sa barbe mal taillée raconte des années d'abandon, et son regard paranoïaque trahit un homme qui a abandonné ses idéaux quelque part entre la frontière mexicaine et un canapé défoncé. Pourtant, c'est lui que Paul Thomas Anderson choisit pour porter son film le plus ambitieux, le plus coûteux, le plus américain dans ce qu'il a de plus ambivalent. Avec un budget qui dépasse les 140 millions de dollars, le réalisateur accomplit ce que personne n'aurait parié possible : transformer une adaptation de Thomas Pynchon en événement cinématographique mondial.

Leonardo DiCaprio n'a jamais été aussi débraillé à l'écran. Trente ans après avoir refusé Boogie Nights, l'acteur retrouve enfin Anderson dans une collaboration qui ressemble à une évidence tardive. Son Bob n'est pas le révolutionnaire flamboyant des premières séquences, celui qui libère des migrants et fait l'amour à Perfidia Beverly Hills entre deux explosions. Non, celui que le film nous donne à voir est un débris humain, un père célibataire qui regarde La bataille d'Alger en caleçon et qui se lance dans une course effrénée non pour sauver le monde, mais simplement pour retrouver sa fille. Cette transformation, DiCaprio l'incarne avec une justesse qui rappelle pourquoi il reste l'un des derniers monstres sacrés d'Hollywood. Chaque ride de son visage fatigué raconte une utopie morte, chaque geste maladroit évoque un corps qui a renoncé à la lutte.
Bancal
Le film avance comme son personnage principal : de travers, incertain, mais avec une énergie qui force l'admiration. Anderson refuse le confort narratif. Une bataille après l'autre change de registre à chaque virage, passant de la comédie absurde au thriller politique, du drame familial au spectacle pyrotechnique. Cette instabilité pourrait ruiner n'importe quel autre projet. Ici, elle devient le langage même du film. Car comment raconter l'Amérique de Trump, ses dérives suprémacistes, ses fantasmes de pureté, sans accepter que le récit lui-même vacille ?
Le groupe French 75 — ce nom qui sent la poudre et le champagne — attaque un centre de détention à la frontière mexicaine dans une séquence d'ouverture qui explose littéralement à l'écran. Anderson filme l'action avec une maîtrise inhabituelle pour lui, au point que certains critiques ont évoqué Speed, les frères Coen, même Tarantino. Mais ce serait oublier que le cinéaste a toujours su orchestrer le chaos. Ses plans ne sont jamais gratuits. Chaque explosion, chaque poursuite automobile sert un propos : montrer comment la violence politique finit toujours par dévorer ceux qui la pratiquent.
Bob est bancal parce que son monde l'est. Il élève seul Willa, cette fille rebelle incarnée par la révélation Chase Infiniti, une gamine qui crève l'écran avec une présence que même les vétérans du casting peinent à éclipser. Leur relation forme le cœur battant du film, une tendresse maladroite au milieu du carnage. Anderson sait que les grandes fresques politiques échouent quand elles oublient l'intime. Ici, chaque scène d'action ramène invariablement à cette question simple : un père peut-il protéger son enfant quand le monde s'effondre ?
La mise en scène balance entre contrôle absolu et improvisation apparente. Les caméras VistaVision de Michael Bauman capturent la Californie dans des tons orangés qui rappellent les westerns crépusculaires. Les décors naturels respirent. On sent la poussière, la chaleur, l'épuisement physique de personnages traqués. Cette esthétique n'a rien d'un vernis commercial. Elle ancre le film dans une réalité tangible, même quand le récit flirte avec l'absurde. Car Anderson n'a jamais voulu faire un blockbuster propre. Il voulait un film qui transpire, qui pue, qui saigne.
Furieux
La colère traverse chaque plan. Pas celle, démonstrative, des manifestes hurlés à la caméra. Non, une rage sourde, celle qui bout sous la surface et qui finit par tout consumer. Le colonel Steven J. Lockjaw, campé par un Sean Penn démentiel, incarne cette Amérique fascisante qui se drape dans l'uniforme et le drapeau. Son obsession pour Perfidia Beverly Hills — Teyana Taylor absolument incandescente — dit tout de la pathologie américaine : ce désir malade de posséder ce qu'on prétend combattre, cette fascination sexuelle pour l'ennemi qu'on veut anéantir.
Penn livre une performance qui mérite qu'on s'y attarde. Son Lockjaw n'est pas le méchant cartoonesque qu'on pourrait craindre. C'est un homme convaincu de sa mission, persuadé que sa brutalité sert un bien supérieur. Il tue avec méthode, humilie avec précision, et jamais le film ne lui permet de basculer dans la caricature. Cette subtilité rend le personnage infiniment plus dangereux, plus crédible. On reconnaît en lui des figures réelles, des généraux qui justifient l'injustifiable, des politiciens qui transforment la cruauté en doctrine.
La fureur du film se nourrit de l'actualité américaine avec une lucidité dérangeante. Anderson situe son récit dans les années 1990, à l'agonie d'une utopie révolutionnaire, mais chacun comprend que c'est 2025 qu'il filme. Les centres de détention, les suprémacistes blancs, les milices privées, la paranoïa généralisée : tout ce qui ronge l'Amérique contemporaine se trouve compressé dans ce récit qui refuse les solutions faciles. Car contrairement aux films militants qui prêchent des convertis, Une bataille après l'autre n'offre aucun espoir de changement systémique. Les French 75 échouent. Bob ne sauve pas le monde. Le colonel Lockjaw n'est pas vaincu pour de bon.
Cette absence de catharsis politique est ce qui rend le film authentiquement radical. Anderson ne croit plus aux grandes révolutions. Il montre des individus qui se débattent dans une machine qui les broie. Benicio del Toro, en vétéran fatigué, incarne cette désillusion avec une économie de moyens impressionnante. Chaque réplique sort de sa bouche comme un constat d'échec. Pourtant, le film ne sombre jamais dans le cynisme pur. Il y a chez Anderson une tendresse pour ses personnages qui rachète leur impuissance. Bob est pathétique, mais il est père. Cette filiation, cette transmission d'une génération à l'autre, devient le seul acte révolutionnaire encore possible.
La musique de Jonny Greenwood accompagne cette fureur d'un tapis sonore qui ne lâche jamais. Greenwood et Anderson forment désormais un binôme indissociable, et le compositeur semble comprendre instinctivement ce dont chaque scène a besoin. Ses notes creusent l’action, révèlent ce qui bouillonne sous la surface. Quand Bob court dans le désert, la musique expose sa panique.
Chaplinesque
Le troisième qualificatif peut surprendre. Pourtant, il est celui qui définit le mieux l'approche d'Anderson. Charlie Chaplin utilisait la farce pour dénoncer l'inhumain. Il montrait des machines qui dévoraient les ouvriers, des dictateurs qui dansaient avec des globes terrestres, et le spectateur riait avant de comprendre qu'il venait de regarder l'horreur en face. Paul Thomas Anderson procède exactement de la même manière.
Les scènes d'action les plus spectaculaires du film contiennent toujours un élément comique qui détone. Bob qui fuit en robe de chambre, une bière à la main, poursuivi par des hélicoptères militaires, c'est du pur Chaplin transposé au XXIe siècle. Le Vagabond qui glisse sur une peau de banane devient l'ex-révolutionnaire qui trébuche sur ses propres illusions. Cette comédie burlesque au milieu du chaos ne diminue en rien le sérieux du propos. Au contraire, elle le rend supportable.
Anderson filme la déglingue avec tendresse. Ses personnages sont des loosers magnifiques, des ratés qui continuent d'avancer parce qu'ils n'ont pas d'autre choix. Bob ne possède aucune des qualités du héros traditionnel. Il est lâche, égoïste, paranoïaque, alcoolique. Mais il aime sa fille. Et c'est cet amour bancal, maladroit, imparfait, qui donne au film sa dimension profondément humaniste. Le triangle père-fille-colonel pose la question du rêve américain, de sa transmission, de sa corruption.
La référence à Chaplin prend tout son sens dans la manière dont le film traite le pouvoir. Lockjaw, avec ses médailles et son autorité, devrait écraser Bob. Mais le film montre constamment comment le pouvoir institutionnel perd pied face à l'improvisation désespérée. Les scènes de confrontation entre les deux hommes ne sont jamais des duels épiques. Ce sont des empoignades ridicules, des courses-poursuites qui tournent mal, des plans qui échouent lamentablement. Personne ne contrôle vraiment la situation et c’est ça qui est spectaculaire.
Cette approche chaplinesque permet à Anderson d'éviter l'écueil du film à thèse. Il ne donne pas de leçon. Il montre des humains qui essaient de survivre à leurs propres contradictions. Perfidia, cette révolutionnaire magnifique et terrifiante, disparaît du récit après avoir donné naissance à Willa. Son absence structure tout le film. Elle est la figure mythique, l'idéal qu'on ne peut jamais rattraper. Bob la cherche, Lockjaw la désire, mais elle reste insaisissable. Cette absence féminine au centre du récit rappelle les films classiques où la femme n'existe que comme objet de quête masculine. Sauf qu'ici, Teyana Taylor impose une telle présence dans ses premières scènes que son fantôme hante réellement chaque plan suivant.

Le pari Warner
Qu'un studio hollywoodien finance un tel projet à une telle échelle relève du miracle ou de l'inconscience. Warner Bros. a misé 140 millions de dollars sur un film de Paul Thomas Anderson adapté de Thomas Pynchon. Personne n'aurait parié un euro, ou plutôt un cent sur cette équation. Pynchon est réputé inadaptable. Anderson n'a jamais fait de blockbuster. Et pourtant, le pari semble payant. Le film a réalisé le meilleur démarrage de la carrière du réalisateur, prenant la tête du box-office américain avec plus de 22 millions de dollars sur son premier week-end.
Ces chiffres ne disent pas tout. Ils confirment surtout que le public américain cherche autre chose que les franchises Marvel épuisées. Une bataille après l'autre arrive à un moment où Hollywood redécouvre qu'un film d'auteur porté par de grandes stars peut encore fonctionner commercialement. Leonardo DiCaprio garantissait une certaine visibilité, mais c'est la proposition artistique qui semble séduire. Les spectateurs veulent être bousculés, surpris, dérangés.
La critique a massivement suivi. Avec 95% d'avis positifs sur Rotten Tomatoes et des éloges qui évoquent déjà les Oscars, le film s'impose comme l'événement cinématographique de cette fin d'année. Steven Spielberg lui-même l'a cité parmi ses films préférés. Ces consécrations ne sont pas anodines. Elles signalent que Hollywood reconnaît dans ce film quelque chose d'essentiel, une forme de cinéma qui refuse les compromis tout en parlant au plus grand nombre.
La campagne pour les récompenses a déjà commencé. DiCaprio pourrait décrocher son second Oscar, dix ans après The Revenant. Chase Infiniti pourrait être la grande révélation de la saison. Mais le véritable enjeu concerne Paul Thomas Anderson lui-même. Onze nominations aux Oscars, jamais de statuette. Cette injustice criante pourrait enfin être réparée. Car si Une bataille après l'autre mérite les plus hautes distinctions, ce n'est pas pour son spectacle ou ses performances — aussi exceptionnelles soient-elles — mais pour sa capacité à filmer l'Amérique contemporaine sans détourner le regard.

Transmission et cicatrices
Ce qui frappe le plus dans ce film tentaculaire, c'est sa capacité à rester viscéralement intime. Les scènes d'action les plus démesurées ramènent toujours à la relation père-fille. Willa regarde Bob avec un mélange d'amour et de mépris. Elle sait qui il était, ce en quoi il croyait, et elle voit ce qu'il est devenu. Cette lucidité adolescente traverse le film comme un couperet. Anderson n'idéalise pas la filiation. Il montre ce qu'on transmet malgré soi : les peurs, les traumas, les échecs.
La jeune Chase Infiniti est loin d’être innocente. Sa Willa a déjà tout compris. Elle n'attend rien de son père, ce qui rend chaque geste de tendresse entre eux infiniment plus précieux. Leur dialogue ne tombe jamais dans la psychologie de comptoir. Ils se parlent peu, mais chaque mot compte. Cette économie narrative est typique d'Anderson. Il fait confiance à ses acteurs, à leurs silences, à leurs regards. DiCaprio et Infiniti créent une alchimie improbable, deux solitudes qui se heurtent et finissent par s'apprivoiser.
Le film pose finalement une question vertigineuse : que transmet-on à la génération suivante quand on a échoué à changer le monde ? Bob n'a aucune sagesse à offrir, aucune leçon à donner. Il a juste son corps fatigué, sa paranoïa, et un amour maladroit. C'est pourtant cela que Willa retient. Ce ne sont pas les idéaux trahis, ni les combats perdus qu’elle garde, mais la présence têtue d'un père qui refuse d'abandonner. Cette transmission impure, contradictoire, c'est peut-être la seule forme de révolution encore possible.
Les cicatrices couvrent tous les personnages. Physiques, psychologiques, politiques. Le corps de Perfidia porte les marques de ses combats. Le visage de Lockjaw se déforme dans la rage. Bob traîne sa carcasse comme un reproche au vivant. Ces blessures ne guérissent pas. Le film ne propose aucune rédemption, aucune libération finale. Il y aura d'autres batailles. Toujours. C'est là tout le sens du titre. Une bataille après l'autre, sans fin, sans victoire définitive, juste la répétition épuisante d'un conflit qui traverse l'histoire américaine depuis ses origines.
Le spectre de Pynchon
Thomas Pynchon plane sur le film sans jamais l'étouffer. Anderson a compris que l’adapter ne signifiait pas reproduire sa prose labyrinthique à l'écran. Il a capté son esprit : la paranoïa, l'absurde, les complots qui mènent nulle part, les personnages écrasés par des forces qu'ils ne comprennent pas. Le roman Vineland parlait déjà de la mort des mouvements contestataires, de la récupération capitaliste, de la trahison des idéaux. Quarante ans après sa publication, le diagnostic reste d'une actualité explosive.
Cette fidélité à l'esprit plutôt qu'à la lettre permet au film de respirer. Le réalisateur ne se sent pas obligé d'expliquer chaque connexion, de démêler chaque fil narratif. Il accepte les zones d'ombre, les personnages secondaires qui disparaissent sans explication, les rebondissements qui mènent à des impasses. Cette construction en apparence anarchique reflète l'expérience même de vivre dans l'Amérique contemporaine : un chaos permanent où chacun essaie de donner du sens à l'insensé.
Le film dure deux heures quarante-deux minutes. Certains trouveront ça long. Pourtant, pas une minute ne semble superflue. Anderson prend son temps parce qu'il filme des vies qui se défont lentement. On ne peut pas raconter l'effondrement d'une utopie en quatre-vingt-dix minutes calibrées. Il faut laisser le temps s'étirer, peser, user les personnages comme il use le spectateur. Cette durée devient partie intégrante du dispositif. On ressort de la salle aussi épuisé que Bob, et c'est exactement l'effet recherché.

Une bataille après l'autre s'impose comme une œuvre sincère et nécessaire, parce qu'il filme quelque chose d'essentiel : la difficulté d'exister politiquement dans un monde qui a renoncé à se transformer. Parce qu'il montre des personnages qui refusent d'abandonner malgré l'évidence de leur défaite. Parce qu'il prouve qu'un cinéaste peut encore filmer l'Amérique sans concession tout en touchant le grand public.
Paul Thomas Anderson a réalisé son film le plus accessible et son plus radical. Cette contradiction apparente est sa plus grande réussite. Il ne renonce à rien de sa complexité, de son exigence formelle, mais il les met au service d'une histoire qui parle à tous. Le film est bancal parce que le monde l'est. Il est furieux parce que la situation l'exige. Il est chaplinesque parce que le rire reste la seule arme des vaincus. C’est une nécessité.
BANDE ANNONCE


