LE CINEMA FRANÇAIS RESISTE
- Serge Leterrier

- 8h
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LE CINEMA FRANÇAIS RESISTE
Alternative au blockbuster
Par Serge Leterrier
« Face à l'uniformisation des contenus, face aux algorithmes qui formatent les récits, ces cinéastes choisissent l'exigence, la singularité, le risque. »
Le 3 décembre 2025 marque une date singulière pour le cinéma français. Trois œuvres sortent simultanément, trois récits qui refusent la facilité du spectacle grand public pour plonger dans les abysses de la psyché humaine. Cette synchronicité révèle davantage qu'une coïncidence de calendrier : elle témoigne d'une vitalité créatrice qui prouve que le cinéma français possède encore cette capacité à explorer l'intime avec une intensité singulière.

Je regarde défiler les bandes annonces de Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski, Les enfants vont bien de Nathan Ambrosioni, et la série Traqués de Cédric Anger, et je perçois immédiatement ce qui les relie : une urgence d’écriture qui fait de la tension psychologique le véritable moteur dramatique. Là où Hollywood multiplie les explosions pour masquer le vide scénaristique, ces créateurs français choisissent le huis clos émotionnel, la lente montée de l'angoisse, cette façon particulière de filmer l'humain au bord du gouffre.
Julia Kowalski plante sa caméra 16mm dans une ferme française où règne l'architecture patriarcale. Son héroïne Nawojka cache un pouvoir qui s'éveille avec le désir. Le fantastique devient métaphore politique, cette histoire de sorcière rurale qui refuse l'effacement. La réalisatrice franco-polonaise puise dans ses racines pour créer un objet hybride où le mysticisme catholique rencontre l'érotisme transgressif. Sa mise en scène assume l'artificialité, ces zooms lents qui rappellent le cinéma de genre des années 1970. La cinéaste prouve qu'on peut allier exigence formelle et dimension fantastique.
Nathan Ambrosioni construit son deuxième long métrage autour d'une disparition volontaire. Suzanne arrive chez sa sœur Jeanne avec ses deux enfants, puis s'évapore au matin. Cette absence devient le cœur battant du film. Camille Cottin incarne Jeanne avec cette justesse qui fait oublier le jeu. Face à elle, Juliette Armanet apporte la fragilité nécessaire. Ambrosioni explore les fractures familiales avec une délicatesse qui refuse l’emphase. Le film interroge ce vertige contemporain : jusqu'où peut aller le choix individuel quand il fracasse la vie des autres ?

Cédric Anger signe pour Apple TV+ une série qui transforme la partie de chasse en cauchemar paranoïaque. Benoît Magimel et Mélanie Laurent incarnent un couple ordinaire basculant dans l'horreur. Franck et ses amis chassent le dimanche, rituel masculin ancestral. Jusqu'au jour où un autre groupe les prend pour cible. La riposte, la fuite, puis cette sensation terrible d'être traqué. Anger filme la France périphérique avec ce réalisme tendu qui caractérise son cinéma. Le thriller devient portrait social, exploration d'une masculinité qui se dévore elle-même.
Ces trois œuvres partagent une même obsession : filmer l'individu pris au piège. Que ce piège soit la famille, les traditions, ou la violence masculine importe finalement peu. Ce qui fascine ici tient à la manière dont ces cinéastes refusent les réponses faciles. Julia Kowalski laisse planer l'ambiguïté sur sa sorcière : possession démoniaque ou métaphore du désir féminin réprimé ? Ambrosioni refuse d'expliquer la disparition de Suzanne, préférant filmer ses conséquences sur ceux qui restent. Anger construit sa tension sur le mystère des agresseurs, cette menace dont on ignore les motivations profondes.
Cette approche scénaristique tranche radicalement avec le cinéma dominant. Le public français redécouvre le plaisir d'œuvres qui respectent son intelligence, qui acceptent l'ambiguïté plutôt que de tout expliquer. Le succès du Festival du Film Francophone d'Angoulême, où Les enfants vont bien a raflé le Valois de diamant, prouve que cette attente existe. Les spectateurs veulent des films qui les bouleversent, les interrogent, les dérangent. Ils veulent du cinéma qui prend des risques.
La dimension intimiste de ces œuvres leur confère une puissance particulière. Là où les blockbusters misent sur l'ampleur du spectacle, ces récits concentrent toute leur énergie sur quelques personnages, quelques situations limites. Que ma volonté soit faite se déroule essentiellement dans une ferme et ses alentours. Les enfants vont bien explore la maison de Jeanne transformée en espace de crise. Traqués filme des hommes perdus dans la montagne, leur territoire de jeu devenu piège mortel. Cette économie de moyens oblige à une précision chirurgicale dans l'écriture, la mise en scène, la direction d'acteurs.

Les interprètes méritent qu'on s'y attarde. Maria Wróbel apporte à Nawojka cette intensité radicale qui rappelle le cinéma de Żuławski. Camille Cottin confirme sa capacité à incarner des femmes complexes. Benoît Magimel trouve dans Franck un nouveau territoire d'exploration. Mélanie Laurent révèle une vulnérabilité troublante. Ces acteurs acceptent de se frotter à des personnages ambigus, loin des héros parfaits du cinéma formaté.
La photographie constitue un autre point commun. Simon Beaufils pour Kowalski, Victor Seguin pour Ambrosioni privilégient une image qui respire, qui vibre. Le 16mm de Que ma volonté soit faite donne cette texture granuleuse où chaque plan semble habité. La lumière naturelle de Les enfants vont bien crée cette atmosphère estivale qui contraste avec le drame intérieur. Ces choix esthétiques participent pleinement au récit.
Cette sortie groupée révèle aussi une stratégie de production intelligente. StudioCanal pour Les enfants vont bien, Grande Ourse Films et Venin Films pour Que ma volonté soit faite, Gaumont pour Traqués : ces sociétés misent sur des projets exigeants portés par des auteurs affirmés. Elles prouvent qu'une économie du cinéma d'auteur reste possible, viable, nécessaire. Le préachat par Canal+, Ciné+ et France Télévisions témoigne d'un écosystème qui soutient encore la prise de risque créative.
Je quitte ces trois œuvres habité par leurs images, leurs silences, leurs violences contenues. Elles prouvent que le cinéma français possède encore cette capacité à inventer des formes, à explorer l'humain dans toute sa complexité. Face à l'uniformisation des contenus, face aux algorithmes qui formatent les récits, ces cinéastes choisissent l'exigence, la singularité, le risque. Leur vitalité créatrice offre une alternative précieuse aux spectateurs lassés du cinéma de formules. Le 3 décembre 2025 marque peut-être le début d'une nouvelle vague, celle d'un cinéma français qui refuse les compromis pour mieux toucher au cœur.

