QUE MA VOLONTE SOIT FAITE
- Serge Leterrier

- il y a 4 jours
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QUE MA VOLONTE SOIT FAITE
Un film de Julia Kowalski
De Serge Leterrier
Sorcellerie paysanne : le pari radical de Kowalski
Dès les premières images de Que ma volonté soit faite, ce mélange familier de boue et de catholicisme paysan semblait vouloir rejoindre la cohorte déjà nombreuse des chroniques rurales françaises saupoudrées de genre. Voilà justement où le malentendu commence. La réalisatrice franco-polonaise joue avec nos attentes pour mieux les subvertir, transformant ce qui pourrait ressembler à un énième portrait de la France profonde en véritable plongée dans les abysses du désir féminin contrarié.

« Pluie, humidité, boue et bouse" ont rythmé les 25 jours de prise de vues »
Nawojka habite cette ferme familiale où règnent son père et ses frères, cette architecture patriarcale immuable qui fait de la jeune femme une créature à peine visible. Maria Wróbel, déjà remarquée dans le précédent moyen métrage de Kowalski J'ai vu le visage du diable, possède cette capacité rare à incarner la tension psychique avec son corps entier. Ses convulsions racontent davantage que mille dialogues sur la condition de cette femme écrasée par un héritage maternel trouble, une mère morte dans des circonstances floues, entre flammes et malédiction supposée. L'actrice convoque l'intensité radicale du cinéma de Żuławski, cette façon polonaise de filmer la névrose au bord de l'explosion mystique.
Le film aurait pu sombrer dans la lourdeur de son exposition, accumulant les symboles ruraux et les traditions catholiques jusqu'à l'étouffement. Julia Kowalski le sait. Elle choisit alors de dynamiter son propre dispositif avec l'apparition de Sandra, cette figure magnétique jouée par Roxane Mesquida. L'actrice traîne derrière elle tout un héritage transgressif, celui des films de Catherine Breillat et de Gregg Araki, cette façon particulière de faire du désir un geste politique. Son surgissement transforme la mise en scène : un zoom lent derrière une barrière de grange fissurée suffit à électriser l'atmosphère. Mesquida incarne cette liberté sulfureuse que le village rejette, cette femme revenue au pays pour mieux révéler la violence patriarcale qui y règne.
La séquence du mariage constitue le pivot dramaturgique du récit. Julia Kowalski y déploie une virtuosité narrative où la joie simple d'une fête villageoise bascule progressivement vers l'inquiétude à mesure que la nuit s'installe. Sandra débarque, importune, magnétique, et l'harmonie factice vole en éclats. Cette scène m'évoque ces moments de cinéma où un grain de sable suffit à révéler la mécanique sociale dans toute sa brutalité. Le discours empêché du père, ce moment suspendu d'émotion authentique, contraste violemment avec la suite des événements.
Puis vient la fuite nocturne. Deux femmes, deux hommes, une voiture lancée dans la nuit. La guitare électrique hypnotique transforme le récit en odyssée cathartique. La réalisatrice abandonne alors les atermoiements du drame réaliste pour assumer pleinement le fantastique. La forêt, la boue, le feu surtout, filmés en 16mm par Simon Beaufils, composent une palette visuelle organique où le grain de la pellicule devient matière vivante. Ce choix technique participe à cette sensation troublante d'assister à un film des années 1970 tout en étant ancré dans les préoccupations de 2025.
La réalisatrice s'inscrit délibérément dans une lignée frondeuse du cinéma français, celle de Philippe Grandrieux ou de Patricia Mazuy avec Peaux de vaches. Cette tradition où la violence du réel contamine le fantastique, où les corps deviennent des surfaces de projection pour des forces qui les dépassent. Kowalski refuse la psychologie conventionnelle au profit d'une direction d'acteurs qui s’abandonne à l'artificialité, cette théâtralité étrange qui fait de certains plans de véritables portraits silencieux. Cette approche m'évoque aussi Jacques Tourneur, cette capacité à filmer la sidération face à l'irreprésentable, ces visages suspendus entre effroi et fascination.
Le retour de Nawojka au village, nue, couverte de cendres et de terre, cristallise toute l'ambiguïté du film. Est-elle possédée, sorcière, folle, ou simplement une femme dont les pulsions érotiques se manifestent sous forme de pouvoir surnaturel ? Julia Kowalski laisse volontairement la question ouverte, refusant les explications univoques. Cette ambiguïté dérange, frustre même certains spectateurs qui voudraient une réponse claire. Pourtant, cette indétermination constitue précisément la force du dispositif. Le désir féminin devient ici une énergie tellurique capable de tout détruire sur son passage, une métaphore incandescente de l'émancipation impossible dans un monde d'hommes.
La photographie de Simon Beaufils mérite qu'on s'y attarde. Le 16mm donne au film cette texture granuleuse, cette matérialité presque tactile où les variations colorimétriques racontent autant que les dialogues. Les tons bruns et boueux de la ferme contrastent avec les rouges et les ors de la nuit fantastique. Chaque plan semble habité d'une vérité enfouie entre les grains de la pellicule, cette idée que le format lui-même porte une mémoire du cinéma d'épouvante de l’époque.
Julia Kowalski fait un pari risqué en refusant le confort narratif. Son film décolle véritablement dans sa seconde moitié, au moment précis où il accepte d'être ce qu'il avait toujours voulu être : un récit de métamorphose où devenir sorcière signifie s'approprier un pouvoir féminin ancestral. Cette lecture féministe du film traverse toutes ses images, des plus explicites aux plus subtiles. Les femmes-fantômes viennent rappeler aux hommes ce qu'ils font aux autres femmes, dans une logique de réparation symbolique qui traverse l'imaginaire de la sorcellerie depuis des siècles.
Maria Wróbel porte le film sur ses épaules avec une détermination physique impressionnante. Son corps devient le champ de bataille entre tradition et émancipation, entre soumission et révolte. Elle donne à Nawojka cette dimension tragique des héroïnes qui découvrent leur puissance au moment même où elle menace de les détruire. Face à elle, Mesquida incarne la tentation libertaire, cette possibilité d'une autre vie qui rend l'existence actuelle soudain intolérable.
Le film possède ses failles. Sa première partie hésite, multiplie les scènes d'exposition qui alourdissent le récit. La cinéaste semble parfois prisonnière de ses propres ambitions, voulant trop en dire sur le milieu rural, sur les traditions catholiques polonaises, sur la structure patriarcale. Cette accumulation freine l'élan du récit avant que la nuit et la forêt viennent tout emporter. Certaines critiques ont reproché au film sa tiédeur, son incapacité à aller vraiment au bout de ses intuitions. Je perçois plutôt cette retenue calculée, cette façon de rester au bord des choses pour mieux suggérer l'abîme.
Que ma volonté soit faite interpelle par son refus des facilités d’écriture. Elle aurait pu faire un film de possession démoniaque classique, avec ses rituels et ses certitudes. Elle choisit l'ambiguïté troublante, cette zone grise où la folie, la possession et l'éveil sexuel se confondent. Cette indistinction dérange notre besoin de catégoriser, de ranger chaque film dans une case bien définie. Le film existe justement dans cet entre-deux, cette marge où le réalisme social rencontre le fantastique sans jamais totalement basculer d'un côté ou de l'autre.

La sortie en salles françaises le 3 décembre arrive à un moment particulier pour le cinéma de genre hexagonal. Après des années de timidité, le public français redécouvre le plaisir des films qui assument pleinement leur dimension fantastique tout en gardant une exigence formelle. La réalisatrice surfe sur cette vague avec intelligence, proposant un objet cinématographique hybride qui refuse de choisir entre le film d'auteur et le film de genre. Cette double appartenance fait sa singularité autant que sa difficulté à séduire un large public.
Le choix du titre français sonne différemment du titre polonais Bądź wola moja. Cette volonté féminine qui s'impose contre tous les interdits traverse chaque plan du film. Nawojka réclame le droit d'exister pleinement, de désirer librement, quitte à ce que ce désir prenne des formes monstrueuses aux yeux du village. La monstruosité devient alors une forme de résistance, une façon de refuser l'effacement dans lequel sa condition de femme rurale l'enferme.
Julia Kowalski confirme avec ce deuxième long métrage une voix singulière dans le paysage du cinéma français. Elle puise dans ses racines polonaises cette capacité à mêler mysticisme catholique et érotisme transgressif, cette tradition cinématographique où le corps devient le lieu d'affrontement entre les forces divines et profanes. Son regard porté sur la France rurale enrichit le film d'une distance critique salutaire, celle de qui observe de l'extérieur les rituels d'un pays qui se croit moderne mais reste hanté par ses vieux démons patriarcaux.
Le film mérite qu'on l'aborde avec patience, en acceptant ses errances initiales pour mieux apprécier sa seconde moitié incandescente. Cette structure en deux temps reflète d'ailleurs le parcours de Nawojka elle-même : compression puis explosion, soumission puis libération. La mise en scène intègre le mouvement psychologique de son héroïne, passant de plans fixes étouffants à une caméra mobile qui accompagne la fuite et la métamorphose.
Que ma volonté soit faite interroge notre rapport contemporain au désir féminin. Jusqu'où une femme peut-elle exprimer ses pulsions avant d'être considérée monstrueuse? À quel moment la société bascule-t-elle de la réprobation morale à la diabolisation pure? Ces questions traversent le film en filigrane, portées par une mise en scène qui refuse les réponses univoques. La cinéaste fait le pari de l'intelligence du spectateur, cette capacité à naviguer dans l'ambiguïté plutôt que de réclamer des certitudes.
Un film habité par ses images de feu et de boue, par cette vision radicale d'une émancipation qui passe par la destruction du monde d'avant. Le cinéma de Julia Kowalski dérange autant qu'il fascine, exactement ce qu'on attend d'une œuvre qui refuse les compromis. Que ma volonté soit faite marque une étape importante dans la construction d'une cinéaste qui trouve progressivement son territoire propre, entre l'héritage polonais et la réalité française, entre le réalisme social et le fantastique radical.
« Kowalski pose une question incendiaire : faut-il tout détruire pour enfin exister ? »


