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LES ÉCHOS DU PASSE

  • Photo du rédacteur: Anthony Xiradakis
    Anthony Xiradakis
  • 4 nov.
  • 4 min de lecture

LES ÉCHOS DU PASSE

L'ontologie de la répétition

Une film de Mascha Schilinski


Par Anthony Xiradakis


« L'histoire se répète toujours deux fois : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. » - Karl Marx


Le temps n'est pas une ligne. Cette évidence, que la physique contemporaine a établie depuis longtemps, le cinéma peine encore à la traduire en images. Mascha Schilinski relève ce défi dans son second long métrage avec une ambition qui confine à la démesure. Quatre jeunes filles à quatre époques différentes — Alma, Erika, Angelika et Lenka — traversent leur adolescence dans la même ferme du nord de l'Allemagne. Ce dispositif narratif, apparemment simple, dissimule une interrogation métaphysique vertigineuse : que signifie habiter un lieu quand ce lieu conserve la mémoire de tous ceux qui l'ont occupé avant nous ?


La temporalité comme prison


Le montage fragmenté détruit la linéarité chronologique. Schilinski se déplace sans heurt entre les époques : une séquence montrant le suicide imaginé d'Angelika dans les années 1980 fait soudainement écho au fantasme de mort d'Erika dans les années 1940. Ces échos visuels (mouvements répétés, blessures partagées, regards innocents), suggèrent un destin tragique, comme si la douleur s'était inscrite dans l'ADN de cette terre. La métaphore génétique n'est pas anodine. Elle pointe vers une détermination biologique qui traverse les générations, une hérédité du malheur qui ne se transmet pas par l'éducation mais par l'inscription même dans la filiation.


Le regard masculin comme structure invisible


Des morts suspectes que les anciens assimilaient à des accidents de travail, comme si les fantômes du passé ne pouvaient plus se retirer des murs qu'ils habitent. Cette formulation révèle l'angle d'attaque principal du film : la violence patriarcale ne se manifeste pas nécessairement par des agressions explicites, mais par une négligence systématique, un refus de voir, une banalisation du meurtre en accident. Les jeunes filles meurent, et personne ne pose de questions. Leur disparition est intégrée dans le cours normal des choses.


La caméra de Fabian Gömper, souvent en format 1:1.37, agit comme une lentille voyeuriste, regardant par les fentes des portes, derrière les fenêtres, dans les coins sombres de la maison. Ces plans en tunnel ne créent pas seulement une atmosphère claustrophobique, ils miment la perspective enfantine des personnages et révèlent la structure même du regard masculin qui les observe sans se montrer. Le spectateur lui-même est placé dans la position du voyeur, obligé de reconnaître sa complicité dans le dispositif de scopie qui objective les corps féminins.


Schilinski radicalise la critique : elle ne se contente pas de dénoncer le regard masculin, elle en fait l'invisible structure qui organise l'espace même. La maison est architecture du regard patriarcal. Ses fenêtres, ses portes, ses couloirs créent des angles morts où les violences peuvent se perpétrer sans témoin, ou plutôt avec pour seuls témoins des murs qui ne parlent jamais.


L'impossibilité de la narration


La réalisatrice  et Louise Peter libèrent le scénario des contraintes d'un récit conventionnel. Au lieu d'expliquer, elles font ressentir : l'odeur de paille dans la grange, les murmures des domestiques stérilisées, le cœur qui bat lors d'une première intimité physique. Ce refus de l'explication narrative n'est pas obscurantisme. Il reconnaît l'impossibilité de mettre en récit cohérent une expérience qui échappe au langage rationnel.


Le dialogue est minimal. « Tu vois toujours les choses de l'extérieur, mais tu ne te vois jamais toi-même » (une phrase qui encapsule l'emprisonnement de tous les personnages). Cette réplique touche au cœur du problème philosophique : la conscience de soi nécessite un regard réflexif qui présuppose une distance à soi. Mais les jeunes filles sont prisonnières d'une immédiateté qui leur interdit cette distance. Elles vivent leur oppression sans pouvoir la penser, car penser nécessite un recul que leur condition même rend impossible.


La reconnaissance impossible


Le film est présenté en compétition officielle au festival de Cannes 2025 et remporte le prix du jury, ex æquo avec Sirāt d'Óliver Laxe. Cette reconnaissance institutionnelle pose question. Comment une œuvre aussi radicalement pessimiste, refusant toute consolation narrative, peut-elle être célébrée par l'institution cinématographique ? Soit le jury a saisi la dimension subversive du film et accepté son nihilisme apparent, soit (hypothèse plus cynique) la forme esthétique sophistiquée permet de domestiquer un propos qui devrait être insupportable.


La beauté plastique du film constitue peut-être son paradoxe le plus troublant. Les visuels époustouflants et les performances extraordinaires rendent le film sombre, poétique et profondément émouvant. Mais peut-on esthétiser la violence sans la trahir ? La mise en scène élégante ne risque-t-elle pas de transformer la souffrance en spectacle ? Ces questions traversent toute l'histoire de l'art engagé, de Brecht à Godard.

La réalisatrice semble consciente de cette tension. Son film n'offre aucune rédemption esthétique. Les images sont belles, mais cette beauté n'apaise rien. Elle creuse au contraire le sentiment d'injustice.


Les Échos du passé s'affirme comme œuvre nécessaire et insupportable. Nécessaire parce qu'elle pense sans compromis la condition féminine comme condition existentielle d'oppression. Insupportable parce qu'elle refuse toute échappatoire consolatrice. Le film ne propose aucun espoir, aucune ouverture vers un futur différent. Il expose simplement, avec une rigueur implacable, la structure répétitive d'une violence qui traverse les générations sans s'affaiblir.


Cette absence d'horizon constitue peut-être la limite du film. En refusant toute possibilité d'émancipation, en présentant l'oppression comme structure indépassable, la cinéaste risque de produire un effet paralysant. Si rien ne peut changer, pourquoi lutter ? Cette question hante le film comme elle hante toute philosophie radicalement pessimiste. Mais peut-être faut-il comprendre ce pessimisme non comme résignation mais comme lucidité préalable. Avant de transformer quoi que ce soit, il faut accepter de regarder la violence en face, sans se réfugier dans les fables du progrès qui masquent l'éternelle répétition. 


« L'éternel retour n'est pas le retour du même, mais le même qui revient différent. » - Gilles Deleuze


 

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