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L'AGENT SECRET

  • Photo du rédacteur: Serge Leterrier
    Serge Leterrier
  • 23 mai
  • 6 min de lecture

L'AGENT SECRET

Un film de Kleber Mendonça Filho

Exhumation d’un traumatisme brésilien


De Serge Leterrier


« Explorer comment les individus naviguent dans un système oppressif, comment ils résistent ou se soumettent. » Kleber Mendonça Filho


Dans la lumière tamisée du Grand Théâtre Lumière, Le dernier long-métrage de Kleber Mendonça Filho a plongé la Croisette et plus particulièrement le Grand Théâtre de Lumière, dans le Brésil des années 1970. L'Agent secret s'impose comme l'une des œuvres les plus marquantes de la compétition cannoise 2025, récoltant des applaudissements nourris et s'inscrivant d'emblée parmi les favoris pour la distinction suprême.


Wagner Moura dans  L'agent secret I © MK Production
Wagner Moura dans L'agent secret I © MK Production

Ce thriller politique, projeté le 18 mai 2025,  nous transporte en 1977, à Recife, ville natale du réalisateur. Marcelo, interprété par un Wagner Moura magnétique, revient d'exil dans cette cité du nord-est brésilien. Sous une autre identité - on apprendra plus tard qu'il se prénomme en réalité Armando - ce chercheur se réfugie dans la clandestinité, attendant de pouvoir quitter le pays avec son jeune fils. Mais son retour n'échappe pas à la vigilance d'un système répressif tentaculaire : deux tueurs à gages sont lancés à ses trousses par un industriel affairiste, tandis qu'un trio de policiers corrompus s'occupe d'une mystérieuse affaire de jambe coupée retrouvée dans le ventre d'un requin.


Le film progresse par saccades imprévisibles, brusques, comme une mémoire qui tente de recoller les morceaux d'une histoire fracturée. Cette construction narrative sophistiquée fait dialoguer passé et présent lorsque, à notre époque, deux jeunes femmes écoutent des cassettes de témoignages enregistrés par le réseau de protection et d'exfiltration qui aidait les opposants au régime. « Raconte l'histoire dans l'ordre », « c'était un peu confus », entend-on au fil du récit - phrases qui éclairent la démarche même du cinéaste.


L'immersion dans le Brésil des années 1970 est saisissante : voitures vintage, disques vinyles, téléphones à pièces, presses d'imprimerie artisanales. Cette reconstitution minutieuse incarne le projet même du film : lutter contre l'amnésie institutionnalisée d'une période sombre que le pays peine encore à regarder en face.


Pour comprendre la profondeur de L'Agent secret, un détour par l'histoire s'impose. Le 31 mars 1964, un coup d'État militaire renverse João Goulart, président réformateur social au discours nationaliste. L'armée s'installe alors au pouvoir pour 21 ans, avec un objectif clairement affiché : éradiquer la « subversion communiste ». S'ensuit la construction d'un appareil répressif tentaculaire comprenant le Service national d'informations, la police fédérale, la police politique (DOPS) et les tristement célèbres cellules d'enquêtes et de torture « DOI-CODI ».


La période la plus répressive, surnommée les « années de plomb » (1969-1974), voit la torture devenir une politique d'État. L'Acte institutionnel n°5 de décembre 1968 donne au président des pouvoirs dictatoriaux, suspend la Constitution et abroge la plupart des libertés individuelles. Un code de procédure pénale militaire autorise l'armée et la police à arrêter et emprisonner tout « suspect » hors de tout contrôle judiciaire. On estime que cette dictature a causé la mort de 434 personnes (sans compter environ 8 500 Indigènes), des dizaines de milliers de détentions, souvent accompagnées de torture, et forcé 10 000 personnes à l'exil.


Wagner Moura dans  L'agent secret  | Copyright Victor Juca
Wagner Moura dans L'agent secret | Copyright Victor Juca

« L'Agent secret est un très grand film, le plus abouti de son auteur. Puissant, romanesque, techniquement impressionnant et captivant, malgré une durée de près de 2h40 » source : https://movierama.fr/


C'est dans cette réalité historique oppressante que Mendonça Filho situe son récit. Mais plutôt que d'opter pour un film-dossier didactique, il choisit une approche oblique, ludique et nébuleuse. Il détourne les codes du film de genre pour mieux questionner l'effacement des traces, parsemant son histoire de preuves obstinées qui refusent de disparaître. Cette méthode n'est pas sans rappeler celle de Walter Salles dans Je suis toujours là, sorti quelques mois auparavant, mais avec une approche plus kaléidoscopique.


Le film avance sur trois chapitres aux titres évocateurs ("Le cauchemar du petit garçon", "L'institut d'identification" et "Transfusion de sang"), Intégrant plusieurs fronts narratifs qui finissent par converger. Cette structure complexe permet à Mendonça Filho d'entrelacer mémoire collective et intime, conscience et aveuglement, transmission et ignorance.


Au cœur de ce road movie rebelle se trouve la performance hallucinante de Wagner Moura. L'acteur brésilien, connu mondialement pour son interprétation de Pablo Escobar dans la série Narcos, disparaît complètement derrière cet homme aux identités mouvantes. Ses yeux, tantôt vigilants, tantôt vulnérables, parfois rageurs, deviennent le miroir d'un Brésil fracturé. Le comédien incarne également un personnage dans la partie contemporaine du récit, créant une continuité poignante entre les époques, comme si la douleur nationale coulait silencieusement dans les veines des générations successives.


Autour de lui, une galerie de personnages secondaires gravite avec précision, notamment un trio de policiers corrompus et deux tueurs à gages qui forment des archétypes  terriblement réjouissants, même si la tragédie guette . Mention spéciale à la performance de l'incontournable Udo Kier dans le rôle d'un tailleur juif qui  dévoile les marques indélébiles que la guerre a gravées sur sa peau, et à celle de Sebastiana de Medeiros, jubilatoire dans son rôle de résistante offrant un  havre utopique pour personnes en danger.


La mise en scène déploie un sensualisme chamarré qui n'étouffe jamais la dimension politique de l’histoire. Les plans et les séquences s'enchaînent en fragments obsédants qui résistent à l'effacement. Une fluidité remarquable relie les ruptures de ton, au point qu'on ne perçoit pas de prime abord la différence entre le fantasme et la réalité. Une mention spéciale doit être accordée à l'ellipse sur fond du magnifique Love to Love de Donna Summer, qui illustre parfaitement cette maîtrise formelle.


La bande sonore joue également un rôle crucial dans cette évocation historique. La musique tropicália qui inonde le film est aussi un  outil de résistance. Comme le cinéma copieusement cité, elle devient un moyen de reconstruire l'âme d'un pays amputé. La nostalgie se transforme alors en acte ultime de résistance.


Si l'œuvre s'inscrit dans la continuité thématique du travail de Mendonça Filho, elle marque aussi une évolution significative. Depuis Le bruit de Recife, le réalisateur témoigne sur sa ville natale tout en développant une critique virulente des pouvoirs politiques. L'Agent secret prolonge cette démarche tout en s'ouvrant davantage au grand public, sans faire de concessions artistiques. C'est « un film sans failles qui épouse la perfection », selon les mots de Victor Juca. (professionnel brésilien de l'image qui travaille principalement comme photographe de plateau. Il a collaboré sur plusieurs films importants du cinéma brésilien contemporain, notamment trois œuvres majeures du réalisateur Kleber Mendonça Filho : Neighboring Sounds (2012), Aquarius (2016) et Bacurau (2019). Et bien évidement sur L'Agent secret (2025), le dernier film du Réalisateur).


La dimension politique du film est d'autant plus puissante qu'elle résonne avec des problématiques contemporaines. En août 2007, le gouvernement brésilien avait publié « Le droit à la mémoire et à la vérité », reconnaissant pour la première fois la responsabilité de l'État dans les crimes commis pendant la dictature. Pourtant, la période demeure sensible : une partie des élites et l'armée continuent d'affirmer que le coup d'État a sauvé le pays du communisme, et la plupart des archives restent fermées à la consultation.

Le long métrage agit ainsi comme un agent révélateur de l'état d'esprit plutôt qu'un agent provocateur de faits. Il déconstruit l'information que reçoivent les protagonistes et celle que le cinéaste donne au spectateur, créant souvent un effet de surprise salutaire. Ce brillant scénario n'aurait pas eu autant d'impact sans une mise en scène qui relie de manière fluide les ruptures de ton.


Au-delà du thriller et du portrait historique, le film pose néanmoins une question universelle : comment les individus naviguent-ils dans un système oppressif, comment résistent-ils ou se soumettent-ils ? La dernière partie, digne du Friedkin de French Connection ou du De Palma de L'impasse, assume avec brio l'incursion dans le pur cinéma de genre, sans que jamais le réalisateur n'abuse des coquetteries stylistiques ou des effets gore.


Wagner Moura dans Narcos | Copyright Juan Pablo Gutierrez/Netflix
Wagner Moura dans Narcos | Copyright Juan Pablo Gutierrez/Netflix

« Thriller efficace et film politique d'une intelligence admirable » Source :


L'Agent secret s'impose ainsi comme un film enthousiasmant, exigeant et accessible, politique et romanesque de Mendonça Filho, au carrefour du film d'auteur et du cinéma de genre. Par son traitement sophistiqué de la mémoire historique, sa maîtrise formelle et sa puissance dramatique, il se présente comme un candidat idéal pour la Palme d'Or qui récompenserait  à la fois la force politique d'un sujet et l'élaboration d'une forme remarquablement maîtrisée.


Le film est prévu dans les salles françaises à partir du 14 janvier 2026, mais d'ici là, il pourrait bien repartir de la Croisette avec la récompense suprême, confirmant l'entrée définitive de Kleber Mendonça Filho dans la ligue 1 du cinéma d'auteur mondial. Ce serait une consécration méritée pour ce cinéaste brésilien qui, après avoir obtenu un prix mineur (Prix du jury ex aequo en 2019 pour Bacurau), s'affirme désormais comme l'un des plus doués.


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