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Dossier 137

  • Photo du rédacteur: Imanos Santos
    Imanos Santos
  • 21 oct.
  • 7 min de lecture

Dossier 137

Le Vertige de la Vérité


Par Imanos Santos


« La vérité habite parfois des demeures où la justice refuse d'entrer. »


Implacable. Étouffant. Nécessaire. Trois mots pour saisir l'essence du nouveau film de Dominik Moll, trois adjectifs qui résonnent avec la force d'un verdict dans les couloirs grisâtres de l'IGPN, cette police des polices où se joue le destin de Stéphanie Bertrand, enquêtrice chevronnée confrontée au dossier 137. Un numéro administratif, froid, bureaucratique, qui cache en réalité l'histoire d'un jeune homme gravement blessé lors d'une manifestation des Gilets Jaunes, victime d'un tir de LBD 40 dont les circonstances demeurent troubles. Dominik Moll, trois années après son triomphe avec La Nuit du 12, est revenu cette année sur la croisette avec une œuvre qui interroge, bouleverse et dérange avec une précision chirurgicale. Présenté en compétition officielle au Festival de Cannes 2025, ce thriller de 115 minutes dissèque les mécanismes institutionnels qui transforment la quête de vérité en parcours du combattant. Léa Drucker, magistrale, incarne cette femme de principe qui découvre que la victime provient de sa ville natale, transformant ainsi une affaire ordinaire en combat personnel. Le film sera dans les salles le 19 novembre 2025, portant avec lui les questions brûlantes d'une époque où la confiance envers les forces de l'ordre se fissure sous les coups de la réalité.


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Implacable, le film l'est dès son ouverture. Moll construit son récit avec la rigueur d'un horloger suisse, chaque séquence s'emboîtant dans la suivante avec une logique imperturbable. La caméra observe, patiente, méthodique, captant les visages fermés des policiers de la BRI interrogés par Stéphanie. Leurs regards fuyants, leurs silences calculés, leurs versions contradictoires forment un mur que l'enquêtrice tente vainement de fissurer. L'omerta institutionnelle se déploie sous nos yeux avec une clarté glaçante. Chaque témoignage ressemble à une danse savante où la vérité se dérobe au moment précis où l'on croit la saisir. Moll refuse les facilités narratives, écarte le manichéisme primaire qui opposerait gentils et méchants. Il montre simplement un système qui fonctionne selon ses propres règles, une machine bureaucratique conçue pour protéger ses rouages plutôt que pour établir les faits. La mise en scène privilégie les plans fixes, cette immobilité apparente qui contraste violemment avec la tension croissante du récit. Les bureaux de l'IGPN deviennent des cages où Stéphanie évolue, consciente que chaque découverte la rapproche d'une vérité qui demeurera juridiquement inopérante. Le coscénariste Gilles Marchand accompagne Moll dans cette exploration minutieuse des zones grises, refusant le discours militant tout en exposant crûment les dysfonctionnements systémiques. Guy Lodge, critique du magazine Variety, qualifie l'œuvre de « frappante d'efficacité » et « intelligente, sèchement bouillonnante et tour à tour révoltante ». Cette justesse d'observation transforme chaque minute en une accumulation documentaire où le spectateur assiste, impuissant, à la construction d'une impasse judiciaire. L'implacabilité du film réside dans cette progression méthodique vers une conclusion que l'on devine dès le départ, cette certitude terrible que les preuves accumulées resteront lettre morte face à la solidarité corporatiste. Moll filme avec une froideur clinique les mécanismes de dissimulation, exposant sans emphase ni dramatisation excessive la réalité crue d'une institution qui préfère l'autocensure à la transparence.


Étouffant, le film l'est dans tant l’atmosphère qu’il diffuse est lourde. Dès les premières scènes, une sensation d'oppression enveloppe le spectateur, cette impression physique d'évoluer dans un espace où l'air se raréfie progressivement. Les couloirs de l'IGPN, filmés dans leur banalité administrative, deviennent des labyrinthes kafkaïens où Stéphanie avance à tâtons. La lumière blafarde des néons accentue la dimension carcérale de ces espaces censés abriter la justice. Léa Drucker, césarisée en 2019 pour son rôle dans Jusqu'à la garde de Xavier Legrand, compose une femme au bord de l'asphyxie morale. Son visage traduit la lente descente aux enfers d'une professionnelle qui découvre les limites de sa mission. Chaque interrogatoire resserre l'étau, chaque découverte ajoute un poids supplémentaire sur ses épaules. La hiérarchie exerce des pressions subtiles, jamais frontales, toujours enrobées dans le langage feutré des institutions. Les collègues manifestent leur hostilité à travers des regards obliques, des remarques anodines en apparence mais chargées de menaces implicites. Stéphanie évolue dans un environnement où la loyauté envers le corps prime sur toute considération éthique, où dénoncer les dérives d'un collègue équivaut à une trahison impardonnable. Cette atmosphère délétère imprègne chaque plan, transformant le film en une expérience sensorielle éprouvante. Le montage alterne les scènes d'enquête avec des images d'archives des manifestations de décembre 2018, ces samedis où les Gilets Jaunes convergeaient vers les Champs-Élysées dans leurs chasubles fluorescentes. Le contraste entre la violence chaotique des affrontements et le calme oppressant des bureaux crée une tension dramatique saisissante. D'un côté, l'explosion sociale, les cris, les fumigènes, les charges policières. De l'autre, le silence feutré des administrations où se décide le sort des victimes. Cette construction scénaristique amplifie le sentiment d'étouffement, rappelant que derrière chaque dossier se cache une souffrance humaine que les procédures bureaucratiques étouffent méthodiquement. Moll maîtrise l'art de la claustrophobie de l’écriture, enfermant progressivement son héroïne dans un espace où chaque issue se referme au moment précis où elle semble s'ouvrir. La bande sonore minimaliste accentue cette sensation d'asphyxie, les silences pesants valant tous les discours. Le spectateur partage la frustration de Stéphanie, ressent viscéralement l'impossibilité de faire émerger la vérité dans un système verrouillé de l'intérieur.


Nécessaire, le film l'est avec une urgence qui transcende la simple réussite cinématographique. Dominik Moll livre une œuvre qui dialogue avec son époque, qui interroge la place de la police dans nos démocraties fragilisées. Comment accepter qu'une institution investie du monopole de la violence légitime échappe au contrôle citoyen ? Qui surveille les surveillants lorsque ceux-ci ferment les yeux sur les exactions commises par leurs pairs ? Ces questions traversent le film avec une acuité brûlante, résonnant avec l'actualité des dernières années où les débats sur les violences policières ont enflammé la société française. Les blessures graves infligées par les LBD 40 lors des manifestations ont marqué plusieurs milliers de personnes, créant un traumatisme collectif que Moll documente avec rigueur. Le réalisateur a obtenu un accès privilégié à la délégation parisienne de l'IGPN, observant directement les méthodes et difficultés des enquêteurs. Cette immersion exceptionnelle nourrit chaque scène d'une authenticité quasi secrète, loin des reconstitutions approximatives ou des fantasmes scénaristiques. Le tournage, effectué entre octobre et décembre 2024 à Paris, au dojo de Montmorency dans le Val-d'Oise et à Saint-Dizier en Haute-Marne, ancre le récit dans une géographie réelle, très physique. Produit par Haut et Court et France 2 Cinéma, accompagné par une distribution talentueuse où brillent Guslagie Malanda, Jonathan Turnbull, Mathilde Roehrich et Pascal Sangla, le film bénéficie d'un accompagnement artistique irréprochable. Film Movement a rapidement acquis les droits pour les États-Unis, témoignant de la portée universelle des thématiques abordées. Michael Rosenberg, président de la société, déclare sa fierté de poursuivre la collaboration avec Moll après le succès de La Nuit du 12, film récompensé par six César en 2023. Cette reconnaissance internationale souligne que les questions de responsabilité policière dépassent largement les frontières françaises, touchant toutes les démocraties confrontées aux tensions entre maintien de l'ordre et respect des libertés fondamentales. La nécessité du film réside dans sa capacité à stimuler le débat sans jamais sombrer dans le pamphlet militant. Moll propose une réflexion adulte, nuancée, respectueuse de l'intelligence du spectateur. Il expose les faits avec une neutralité apparente qui rend le constat d'autant plus accablant. La finale dévastatrice refuse toute catharsis rassurante, confrontant brutalement le public à l'impuissance face aux stratégies de défense institutionnelle. Stéphanie rassemble suffisamment d'éléments pour identifier le tireur, possède les preuves accablantes, comprend les mécanismes de dissimulation. Pourtant, cette connaissance demeure impuissante devant une justice complaisante et un système conçu pour protéger ses membres. Cette conclusion sans échappatoire explique pourquoi la confiance du public envers les forces de l'ordre continue à s'effriter, documentant avec précision les rouages d'une machine qui privilégie l'entre-soi corporatiste à l'établissement de la vérité. Le film interroge également notre rapport collectif à la violence institutionnelle, cette acceptation tacite des bavures au nom de l'ordre public. Il questionne les limites acceptables du maintien de l'ordre dans une société démocratique, rappelant que la légitimité policière repose sur la confiance citoyenne, laquelle s'évapore lorsque les exactions demeurent impunies.


Dominik Moll confirme avec Dossier 137 son statut de cinéaste majeur du thriller français contemporain. Sa capacité à explorer les zones grises de la morale humaine, déjà manifeste dans ses œuvres précédentes, atteint ici une maturité impressionnante. Le film conjugue avec brio les exigences du thriller procédural et celles du cinéma d'auteur exigeant. L'œuvre fonctionne simultanément sur plusieurs niveaux : divertissement haletant pour qui apprécie les enquêtes minutieuses, étude sociologique rigoureuse pour qui s'intéresse aux institutions françaises, drame humain bouleversant pour qui cherche l'émotion authentique. Cette richesse polysémique témoigne d'une ambition artistique d’exception dans le paysage cinématographique français actuel, trop souvent partagé entre blockbusters formatés et films d'auteur confidentiels. Moll trace une voie médiane, prouvant qu'accessibilité et profondeur peuvent coexister harmonieusement. Les 115 minutes filent sans temps mort, chaque séquence apportant son lot de révélations ou de tensions, maintenant le spectateur dans un état de vigilance constante. La construction de cette histoire emprunte aux codes du film policier classique tout en les subvertissant astucieusement. L'enquêtrice accumule les indices, interroge les suspects, reconstitue les faits, mais contrairement aux récits conventionnels où la résolution apporte soulagement et satisfaction, ici la vérité découverte génère davantage de désillusion que de réconfort. Cette approche déstabilisante transforme l'expérience cinématographique en parcours émotionnel éprouvant, laissant le public dans un état de malaise productif, cette sensation inconfortable qui stimule la réflexion longtemps après le générique final.


Dossier 137 s'impose avec force dans le paysage cinématographique de cette fin d'année 2025. Le film arrive à point nommé dans un contexte social tendu, où les rapports entre police et population se sont considérablement dégradés. Il offre un miroir impitoyable à une société française fracturée, traversée par des lignes de faille qui menacent la cohésion nationale. Moll filme cette crise de confiance avec la lucidité d'un observateur attentif, refusant les simplifications rassurantes pour mieux exposer la complexité du réel. Son film hantera les consciences, installant durablement ses questions dans l'espace public. Implacable dans sa construction, étouffant dans son atmosphère, nécessaire dans son propos, Dossier 137 constitue une contribution essentielle au débat démocratique. Il est effectif que le cinéma possède encore cette capacité à interroger le monde, à bousculer les certitudes, à exiger de nous une vigilance citoyenne active. Le 19 novembre 2025, lorsque le film sortira en salles, le public français découvrira une œuvre exigeante qui refuse les facilités, un thriller adulte qui respecte l'intelligence du spectateur tout en offrant une expérience cinématographique intense. Dominik Moll signe là une réussite exceptionnelle, prouvant une fois encore que le cinéma français peut rivaliser avec les meilleures productions internationales lorsqu'il allie ambition artistique et conscience sociale aiguë.

 


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