NOUVELLE VAGUE
- Serge Leterrier

- 17 sept.
- 5 min de lecture
NOUVELLE VAGUE
Un film Richard Linklater
Une déclaration d’amour en noir et blanc
De Serge Leterrier
« Linklater fait revivre l’élan créatif de toute une génération … Le ton est léger, souvent drôle, parfois tendre … les acteurs ne cherchent pas le mimétisme pur, mais la vibration. » - Forbes
Il est rare qu’un film parvienne à ressusciter une époque sans l’empailler. Avec Nouvelle Vague, Richard Linklater choisit la route la plus risquée : faire d’une légende déjà racontée mille fois une comédie vivante, qui resoure, qui refuse le vernis de la nostalgie. Au lieu de rejouer les grands mythes figés, il s’attarde sur les accidents, les déséquilibres, les fêlures qui ont fait naître la modernité. Ce film est un corps qui bouge, qui tremble et qui rit en revisitant ce moment où un cinéma affamé a décidé de déchirer sa peau pour s’en inventer une nouvelle

Nouvelle Vague glisse sur l’écran comme un fantôme bienveillant : il y a toute l’insolence de la jeunesse créative, ce Paris de 1959 peuplé de démons stylistiques et de rêves furieusement innovants. On y retrouve Godard — fait de verve et de doutes, de lunettes noires et de fracas silencieux — en train d’élaborer son premier long métrage, À bout de souffle, comme on compose une déclaration d’amour à la caméra et au monde. Chaque plan respire la fièvre de ces insouciants du cinéma, prêts à brûler les conventions et à graver dans la pellicule quelque chose qui dépasse la simple narration : un manifeste d’existence.
Dans cette comédie – oui, comédie, car le rire y a sa place – Linklater orchestre un ballet d’esprits créatifs fous, échaudés, tremblants d’envie. Le visage de Guillaume Marbeck habille Godard, Zoey Deutch prête son corps vulnérable à Jean Seberg, tandis qu’Aubry Dullin incarne Belmondo avec cette élégance spontanée, comme si la posture filmait déjà la légende. Il s’agit d’une machine à souvenirs organiques : cris sur le tournage, café qui déborde, plans repris au motif d’une idée fulgurante, improvisation au coin de la rue, cinéma bricolé avec deux bouts de talon-pointe, une caméra et l’énergie de l’instinct.
La noirceur du noir et blanc, filmé au format carré 4:3, ne cherche ni à élaguer ni à enjoliver, mais à rendre justice aux ombres et aux tremblements d’alors. L’image devient texture, souffle, grain qui raconte plus qu’un visage. Chaque image murmure : « voici la zone fragile où tout se joue. » Le passé ne se fixe pas en archive, il palpite. Et à travers ce prisme, Paris n’est plus une carte postale, mais un tableau mouvant, trempé dans l’adrénaline créative.
C’est surtout l’énergie du collectif — les liens entre ceux qui ont été critiques, puis cinéastes — qui rend le film si joyeusement pertinent. Les critiques acharnés se métamorphosent en rues, en cafés, en gestes de génie. Truffaut, Chabrol, Rivette – tous sont convoqués comme des esprits familiers, des complices lancés dans ce brasier de création. Leurs échanges mêmes, les désaccords, les rires, s’inscrivent comme une partition improvisée, une chorégraphie du désordre fertile.
Derrière le rire, derrière l’espièglerie, rampent l’angoisse du producteur – Bruno Dreyfürst, campant Georges de Beauregard, tempête de frustration et de fureur comique. Son rapport à Godard est celui du sensible flanqué à l’imprévisible : la peur financière qui se heurte à la vision libératrice. Et soudain, l’émotion — lorsque Godard murmure à son producteur qu’il ne pourrait faire ce film avec personne d’autre. Cette fissure d’humanité déchire le masque pour laisser passer l’invisible : l’amitié, la folie, la vérité du geste artistique. Ce moment creuse une veine profonde : derrière la blague, se tient la peur d’échouer, le besoin de foi partagée, l’évidence que certaines œuvres ne se fabriquent qu’avec des alliances rares.
À Cannes, la projection du film fut comme un réveil dans une cathédrale familière : onze minutes d’ovation debout, un souffle qui soudain rappelle que le cinéma peut toucher là où les mots ne suffisent plus. L’hommage devient alors acte vivant, revendication de liberté dans un monde saturé de calculs, de formules prévisibles. Nouvelle Vague est un cri, un sourire, une réactivation : « On peut encore bousculer la forme, rêver avec des pellicules. » L’accueil enthousiaste à Cannes fut une célébration — l’équivalent d’un rappel de soi par l’abîme.
Linklater, derrière l’image légère, met en œuvre une réflexion plus profonde : le cinéma comme acte de résistance contre la standardisation, contre l’évidence du marketing. Il pointe du doigt l’époque actuelle, où le remake règne en roi, et propose de revenir à cette rage créative, à ce « cinéma non pas comme métier, mais comme sacerdoce ». Il y a dans ce film un soupçon de provocation douce : que faire si l’on croyait encore à l’imprévu, à la beauté accidentée, à l’échec désordonné ?

La comédie n’efface rien — elle dévoile ce qui est en dessous du sourire. Les scènes de casting farfelues, les trottinements sur le bitume, les mots arrachés dans un Paris qui tourne malgré tout, tout cela est gravé avec un respect farouche pour l’instantanéité, pour l’imperfection créative. Ce qu’on voit, finalement, c’est un faisceau de forces contraires : le jeune créateur ivre d’idées en train de tout détruire pour inventer, le producteur paniqué, la star américaine qui se sent perdue, l’acteur débutant irradié de jeunesse. Et cette ville, aimée sans concessions, qui s’anime, disparaît, revient. Ce Paris n’a rien d’un décor, il est un partenaire, un témoin amer, un complice silencieux.
Le film, tout en rendant hommage, propose une respiration profonde, un espace de doute, de chaos tendre. Et dans cette tension, on comprend pourquoi Godard, à ce moment précis, fonde quelque chose qui résonne encore. L’art naît dans la désobéissance, la générosité, le hasard cadré par l’amour. Et Linklater, avec son regard de poète amusé, relance cette vibration.
Nouvelle Vague pourrait paraître un film pour cinéphiles, mais c’est d’abord un film pour rêveurs, pour ceux qui pensent que faire est déjà résister. Il nous invite à réentendre nos premières idées, nos premières urgences : « Je peux le faire aussi. » Et dans sa conclusion, quand la lumière se rallume, on ne voit plus un film sur un film, mais une invitation adressée à chaque spectateur : réécrire, réinventer, réenchanter.
« Une joyeuse reconstitution … la liberté et le risque créatif de cet instant historique. »
- Cadenaser
En fin de compte, ce que laisse Linklater derrière lui n’est pas une leçon d’histoire, mais une étincelle contagieuse. Nouvelle Vague rappelle qu’aucun art n’est tenu d’obéir aux règles, que tout recommencement est possible pour qui ose le désordre. En rejouant l’audace des pionniers, il ne sanctifie pas le passé : il ouvre une brèche dans notre présent saturé, comme si chaque spectateur pouvait, à son tour, trouver dans ce chaos fertile l’élan de créer. On sort de la salle avec l’impression que le cinéma respire à nouveau comme promesse.


