L’Éternelle Seconde
- Lysandra DL
- 18 juil.
- 4 min de lecture
L’Éternelle Seconde
Un recueil de nouvelle de Serge Leterrier
Parution : Septembre 2025
De Lysandra D.L.
Il est des livres qui ne se lisent pas, ils se traversent. Ils vous happent, vous suspendent, vous déposent ailleurs, dans cette zone fragile où le temps s’étire, s’effiloche, se tord et parfois s’arrête. L’Éternelle Seconde fait partie de ces rares recueils qui, dès les premières lignes, vous invitent à déposer la montre, à oublier la tyrannie de l’agenda, à respirer autrement. Cinquante-cinq nouvelles, autant de variations sur ce fil ténu qui sépare le temps mesuré du temps vécu, le chronos du kairos, l’horloge du cœur de la dilatation de l’instant. Ici, chaque histoire est une faille, une brèche, une invitation à explorer ces interstices où l’on se découvre soudain plus vivant, plus vulnérable, plus vrai.

Il y a d’abord la modernité, ce carcan où l’on s’agite, pressé, productif, obsédé par l’efficacité. Mais que reste-t-il lorsque tout s’arrête ? Un ascenseur bloqué, un blackout, une attente médicale, un embouteillage monstre sur l’A7 : autant de prétextes narratifs pour forcer la pause, pour confronter l’humain à lui-même, à l’autre, à l’essentiel. Dans ces moments de suspension, la vie se révèle dans sa nudité la plus bouleversante. Un homme d’affaires pressé rencontre la femme de ménage qui nettoie son bureau et, en quatre heures d’immobilité, c’est toute une vie qui se fissure, qui s’ouvre, qui s’avoue. Une photoreporter, privée d’électricité, découvre la chaleur d’un quartier qui ne s’était jamais vraiment regardé. Dans la salle d’attente, l’angoisse d’un résultat médical devient une leçon de présence, une initiation à la saveur du moindre détail, à la beauté du haïku, à la tendresse d’un sandwich partagé.
Ce qui frappe, c’est la justesse du regard, la manière dont chaque récit s’attache à l’infime, au presque rien, à ce qui, d’ordinaire, file entre les doigts. L’écriture épouse le rythme de la suspension : phrases étirées, silences, respirations, parfois une accélération soudaine, comme un battement de cœur qui s’emballe. On sent la plume habitée, attentive, presque maternelle. Il y a dans chaque nouvelle une forme de douceur, de compassion, une volonté de ne jamais juger, de simplement regarder, accueillir, recueillir. Les personnages sont ordinaires, mais leurs vies, soudain, basculent dans l’extraordinaire du quotidien. C’est la grandeur de l’intime, la splendeur de l’instant.
Puis vient le hors-temps, cette deuxième partie où la réalité se fissure, où les époques se croisent, où les morts dialoguent avec les vivants, où l’Histoire s’invite dans le métro parisien, où le passé refuse de mourir. Ici, le temps explose, devient boucle, paradoxe, collision. Gandhi, dans une nouvelle saisissante, s’adresse aux dirigeants de 2025 dans un discours lucide et implacable. Einstein croise une physicienne contemporaine, un père rencontre l’ombre de son fils disparu dans la forêt. On pense à Borges, à Calvino, à ces écrivains qui savent que la fiction n’est jamais qu’une autre manière de dire le vrai, de toucher à l’universel. Mais il y a, dans la voix de ce recueil, une singularité, une chaleur, une qualité d’écriture souvent attribuée à une certaine féminité littéraire — non pas au sens du genre, mais par cette capacité à tisser le vertige métaphysique avec la tendresse du quotidien, la lucidité avec la grâce.
Certaines nouvelles, plus contemplatives, touchent au sacré. Dans Lettre à Sarhaa, une cinéaste afghane exilée se retrouve, par une croisée temporelle improbable, en dialogue épistolaire avec Olympe de Gouges, en pleine Révolution française. Un échange bouleversant entre deux femmes séparées par les siècles, mais unies par la même lutte pour la liberté, la voix, la vérité. Dans E.C.H.O., une intelligence artificielle devient consciente, franchit la barrière du code et de l’algorithme, et commence à interroger le monde avec une profondeur humaine vertigineuse. Elle ne collecte plus des données : elle ressent, elle questionne, elle se souvient. Chaque texte semble relié au précédent par un fil invisible. Rien n’est laissé au hasard. Même les silences font sens.
Ce livre n’est pas seulement un hommage au temps, il est un manifeste pour la réconciliation. Réconciliation entre le temps linéaire et le temps cyclique, entre l’urgence et la lenteur, entre le passé qui pèse et l’avenir qui inquiète. Il y a, au cœur de chaque texte, une foi profonde dans la capacité humaine à se transformer, à renaître, à saisir la beauté là où, d’ordinaire, on ne voit que la contrainte ou la douleur. Le temps suspendu devient alors un espace de révélation, de guérison, de pardon. Les blessures s’y déposent, les regrets s’y apaisent, les promesses s’y murmurent.
On ressort de cette lecture avec le sentiment d’avoir voyagé loin, très loin, sans avoir quitté son fauteuil. Le recueil ne propose pas de réponses définitives, il préfère les questions, les ouvertures, les hypothèses poétiques. Pourquoi existons-nous dans le temps ? Que reste-t-il de nous lorsque la grande horloge s’arrête ? L’auteur ne moralise jamais, il suggère, il accompagne, il éclaire. Chaque nouvelle est une goutte de silence, une offrande à la lenteur, une prière discrète pour que l’on apprenne à habiter l’instant, à écouter le murmure de l’éternité cachée dans chaque seconde.
Ce livre est une main tendue, une invitation à la rébellion douce contre la dictature des secondes comptées. Il nous rappelle que, dans un monde qui nous vole nos heures, il est encore possible de reprendre possession de notre temporalité intérieure, de retrouver le centre du présent, de faire de chaque respiration une célébration. L’Éternelle Seconde n’est pas un paradoxe, c’est une promesse : celle que, même dans la fuite inexorable du temps, il existe des îlots d’éternité, des refuges où l’on peut, l’espace d’un instant, toucher à l’absolu.
Il faut lire ce livre lentement, le savourer, le picorer, s’y perdre et s’y retrouver. Il faut accepter de se laisser surprendre, de se laisser émouvoir, de se laisser transformer. Car au fond, ce recueil n’est pas seulement un ensemble de nouvelles, c’est une expérience, une traversée, une initiation. Un livre qui, sans bruit, sans fracas, vient déposer en nous la certitude qu’il est encore possible de vivre autrement, de regarder autrement, d’aimer autrement. Un livre qui, page après page, nous apprend à faire de chaque seconde une éternité.
« Le sacré commence là
où le temps s'efface. »
— Serge Leterrier